samedi 9 août 2008

LA POMME












Nous partîmes au mois de juillet. Mon père déposait son uniforme et sa casquette d'officier. Je n'étais plus fils d'officier de marine. Je devenais le fils d'un ingénieur. Nous allions à Saint-Léonard-de-Noblat, du côté de Limoges.
Mon père avait trouvé un emploi dans une mine de wolfram dénommée Puy-les-Vignes. Vous savez ce que c'est, vous, le wolfram ? Il paraît que c'est un métal dont on se sert pour fabriquer les filaments des ampoules électriques. Il y avait aussi dans cette mine, de l'argent et de l'or ! Rien qu'à cette évocation, je me replongeais dans les rêves du Klondick de Jacques London. Mais mon père ne rapporta pas d'or à la maison et je n'en ai pas trouvé dans les champs.


Une nouvelle et bien curieuse époque, une fois de plus ! Saint-Léonard est une petite ville charmante, médiévale à souhait : rues étroites, tortueuses, maisons à colombages ornées de tours, rondes ou carrées. Elle est perchée sur une colline. En bas coule une rivière enjambée par un pont. Il y a des moulins sur la rivière. Un viaduc élégant surplombe la vallée, sur lequel courent des trains, venant de Limoges ou y allant. Le champ de foire est immense, bordé de barres d'acier auxquelles on attache les vaches et les boeufs.Le clocher roman est de granit ajouré. Un restaurant affiche la "carpe à la juive" et les "tripous". Sur la place un pâtissier vend des macarons. Les parents d'une de mes camarades tiennent une boutique de tissus sous un encorbellement. Ceux de mon meilleur ami vendent des appareils sanitaires; ils ont aussi une fille, toute blonde, avec des yeux bleus. Je sais un endroit où s'ouvre la boutique d'un photographe. Le photographe est mort récemment mais sa fille est très belle. C'est elle qui fait battre mon coeur. C'est de mon âge !

Extraordinaire, me voici à nouveau pensionnaire, au Collège Moderne de Garçons" ... Que fréquentent aussi les jeunes filles à partir de la classe seconde ... Mais elle logent plus loin. Nous voilà donc encore internes, mon frère aîné et moi. Nos parents demeurent, et demeureront encore pendant six mois à "l'Hôtel du Midi et de la Boule d'Or", à l'angle de deux routes. La Société de Puy-les-Vignes fait préparer une maison pour nous loger, mais nous attendrons longuement la fin des travaux. De temps en temps nous faisons le mur, pour aller au cinéma ou tout simplement pour nous promener dans les rues, avec ou sans les filles. Ah ! Les filles ! Éveil des sens, maladroit, platonique ... Comme parfume léger de cistes et de romarins ... Petits billets que l'on se fait passer en classe, d'un banc à l'autre ... Regards prolongés. Particulièrement pendant les cours de sciences. Pauvre professeur de sciences ! L'avons-nous assez chahuté ! A-t-on assez lancé de boulettes de papier mâché, qui se collaient au plafond, y suspendant des pantins de papier attachés au bout d'un fil ! Une fois , nous avons imaginé d'acheter
( Voir pour cela le catalogue de Manufrance, encore une fois ... ) Nous avons imaginé d'acheter des appeaux de toutes sortes. Dès le début du cours de sciences, le merle répondait à la grive, d'un bout de la salle à l'autre : facile, il n'y avait qu'à tapoter de petits sachets de cuir actionnant de petits sifflets. Mais imiter le roucoulement du pigeon était plus risqué car il fallait porter l'appeau à la bouche et souffler. C'était beaucoup plus visible ! Le canard aussi était de la partie.

J'échoue à la première partie de mon baccalauréat, bien sûr, mais j'ai une bonne note en composition française ... Je suis admis à redoubler.


De cette année-là je garderai surtout le souvenir de mon ami Jean-Claude, exilé à Saint-Léonard par son Inspecteur d'Académie de père, pour cause d'échecs scolaires successifs. Je pense que c'était surtout pour l'éloigner de son court de tennis sur lequel il excellait mais qui lui mangeait tout son temps au détriment de ses études. Je le revois arpenter la galerie du collège à petits pas, pendant des heures, pour essayer de mémoriser les"Imprécations de Camille" en déclamant à haute voix. J'apprenais plus facilement ... lorsque j'y mettais du mien ! Jean-Claude a un vélomoteur, je suis à vélo. Il y en a, des côtes, dans le Limousin ! Rocs de granit, collines vertes, prairies, vallées et rivières vives, boeufs roux et châtaigneraies, fleurs, et l'odeur des champignons à la saison d'automne ! Campagnes du Limousin : les herbes couvertes de givre l'hiver, les rues en pente, glissantes, glissantes ... Pendant que je monte, poussant je-ne-sais quel charreton, mon frère st obligé de caler mes pieds avec les siens, pas à pas, pour que je ne dérape pas. L'été amène la canicule. Les eaux sont à leur étiage dans la Maulde et dans la Vienne ...

En mille neuf cent cinquante quatre, Saint-Léonard de Noblat fête le centenaire de la mort de Gay-Lussac. Je ne sais pas, après tout, pourquoi on fête l'anniversaire de la mort des grands hommes, c'est plutôt l'anniversaire de leur naissance, que l'on devrait fêter, non ?

Je dois dire que je ne sais pas grand 'chose de ce savant personnage et j'avoue que je n'ai guère cherché à me renseigner. Il était né à Saint léonard, voilà tout. C'était un chimiste. Je sais aussi qu'il a fait deux ascensions en ballon, pour mesurer le magnétisme terrestre. Mais j'habite sa maison natale ! Je suis toujours interne, à quelques centaines de mètres de là mais j'ai ma chambre juste en face e l'église, que je retrouve chaque fin de semaine. Très belle église, de style roman-limousin, avec de multiples absidioles, et contruite en pierres de granit. , couverte de tuiles rondes. À l'intérieur, pendu au mur, on trouve le "verrou de Saint-Léonard, une paire de chaînes que l'on soudait autrefois aux chevilles des prisonniers. Les femmes enceintes viennent le toucher pour avoir "une heureuse délivrance" ! Au-milieu de la place sur un piédestal trône le buste de Gay-Lussac.

Savez-vous comment on appelle les habitants de saint-Léonard ? - On les appelle des "Miaulétous" ... Il faut un effort d'imagination pour comprendre la relation qu'il y a avec le grand-duc qui habita autrefois le clocher de l'église. Pour ma part, je ne me suis jamais senti "Miaulétou", pas plus d'ailleurs que je ne me suis senti d'ici ou de là : Fils du vent qui caresse, fils de l'eau qui miroite, des arbres frémissants, des routes, du ciel et des pierres rondes ou tranchantes ... J'ai toujours eu cependant une tendresse particulière pour les terres basses d'Oléron, si abîmées soient-elles : S'y plongent les seules racines que je me connaisse !

J'avais pour ami, à Saint-léonard, un jeune abbé. Je n'ai pas oublié son nom mais je le tairai ici. Fûmes-nous vraiment amis ? La durée de mon séjour ne m'en laissa guère le temps ... Il en est ainsi pour tous ceux qui nomadisent ...

-"Tu viens, Michel " ?

L'abbé est là, sous ma fenêtre, à la tombée de la nuit,

-"Tu viens, Michel, j'ai des pétards plein les poches. On va faire la sérénade aux "demoiselles".

Que voulez-vous, on a beau être consacré, on n'en est pas moins jeune ! Les "demoiselles", ce sont deux vieilles filles. Bigotes, elles demeurent dans un vaste domaine entouré de grilles autour desquelles rôdent de grands chiens danois tachetés de noir et grands comme des veaux ..

Mais, le soir du centenaire de Gay-Lussac nous vit faire bien d'autres farces. L'abbé n'en était pas, j'en suis sûr.
Depuis des semaines des ouvriers clouent des planches pour construire une estrade adossée au mur de l'église, devant ma fenêtre ... L'estrade est achevée. On l'a équipée d'une paire de grands rideaux rouges, comme la scène d'un théâtre. Des chaises ont été installées pour plusieurs Académiciens français et étrangers. Je crois même qu'il y aura un Ministre. Les micros sont en place. Les rideaux ont été refermés.
Une ascension en ballon sphérique avait été prévue. C'était mon père qui était l'aérostier. Et puis ... Il n'y aura pas d'ascension ... Les assurances coûtent trop cher !

Nous nous levons au-milieu de la nuit. Tous les copains du collège sont là.

-" Tu te charges du cuisinier de l'hôtel du Midi. Vas-y avec ton frère ... Rendez-vous dans une demie heure ! "

Eh bien oui, le cuisinier de l'Hôtel du Midi ! Vous savez, ces cuisiniers en contre-plaqué, tenant le menu, pour attirer les chalands ! Nous étions en juin. L'air était tiède. Dans les bacs en béton poussaient des troènes dont la floraison sentait le miel. Cinq ou six consommateurs bavardaient encore , assis près des tables. La patronne de l'hôtel était là et elle riait fort. Les rues, elles; étaient désertes. On devinait l'estrade, devant l'église. Pas un souffle de vent ... Les réverbères éclairaient l'endroit et la vitrine du pâtissier brillait.

-"Qu'est-ce qu'on fait ?"

-" on ne va pas attendre deux heures. Tu me suis."

Je me baisse derrière les troènes, je rampe ... Les gens qui bavardent n'ont rien vu, rien entendu. À moins d'un mètre de nous !
Une chance : Le cuisinier n'est ni attaché, ni scellé. Je le couche, lentement, sans bruit. Je suspends mon geste. Une chaise racle le sol ... Rien ne bouge.

-" je te l'avais bien dit que c'était gagné ... Allons-y !"

Le cuisinier passe en catimini, en position horizontale, derrière les troènes. Nous tournons au coin de la rue ... C'est gagné ! Nous voilà marchant le long des rues, le cuisinier sur l'épaule ... Un vrai film de Charlie Chaplin ! Il faudra encore attendre une bonne heure dans un coin du champ de foire , devant le restaurant à l'enseigne de "La Carpe à la Juive". Attendre que les clients de l'Hôtel du Midi soient couchés, que les portes soient toutes fermées.

Le cuisinier sera cloué au planches de l'estrade, derrière les rideaux fermés, dvant les micros. Demain, il tendra son menu au public. Les copains, eux, ont habillé la statue de Gay-Lussac : chapeau melon, faux-col, cravate et besicles ... Ils ont aussi habillé les statues de l'église, pendant qu'ils y étaient.

Hélas, je n'aurai pas le plaisir de voir le résultat de nos efforts : Je n'ai pas pu assister aux cérémonies. Je ne sais pas pourquoi. C'est bien mieux ainsi, n'est-ce pas ? J'ai le loisir de tout imaginer ...

-"Et maintenant, Monsieur le Ministre, Messieurs les Académiciens, vous allez pouvoir prendre place sur l'estrade. Nous allons ouvrir les rideaux ... "

Imaginez, vous aussi : Nous avions cloué le cuisinier avec des pointes de charpentier. Elles devaient bien mesurer quinze centimètres. Quelqu'un se souvient-il de la façon dont cela s'est terminé ?

vendredi 8 août 2008

L'OLIVE












... Tiens ! J'aurais donc passé deux ans dans le même établissement scolaire ? Chose unique dans ma "carrière" !


J'y vis une scolarité toujours aussi farfelue. C'est aujourd'hui le départ en vacances. La tradition veut que le repas soit plus raffiné. Monsieur le Directeur vient saluer ses pensionnaires. Il se retirera discrètement avec tout son personnel, au moment où nous entonnerons "la Fusance" ( traduire le départ ... sens voisin : fuser),


-" Nous presserons le coeur de nos maîtresses
Leur taille fine et leurs seins palpitants
Combien de baisers et combien de caresses
Ramènera à nous le gai printemps ... "


De nos jours, sans aucun doute, Monsieur le Directeur communiquerait le texte de la chanson à un journaliste ou à un présentateur de la télévision. Il gagnerait pour son établissement un premier prix , au titre d'un "projet Éducatif" et recevrait de la part du Ministère de la Culture une subvention destinée à encourager la "créativité " ! En ce temps-là, Monsieur le Directeur se retirait discrètement. Avant de rejoindre leurs villages provençaux mes condisciples chantaient en choeur. MMoi, j'ouvrais et je fermais la bouche pour faire croire que je chantais. ( encore ! ). je n'ai jamais su le texte de "la Fusance ".


C'est pendant ma seconde année scolaire que survint la mort du Directeur, imprévisible, subite. Ilo mourut un jeudi après-midi ... De colère ! En fait, il mourut d'une crise d'apoplexie. Il avait surpris deux chenapans se battant et se roulant dans la poussière. J'étais l'un des deux et je crois bien que je venais juste de prendre le dessus quand le drame se produisit.


Nous quittâmes bientôt la région. Qui se douta qu'une tempête m'avait agité ?


C'est à peu près à ce moment-là que mes parents m'envoyèrent à Draguignan pour y subir les épreuves du concours d'entrée à l'École Normale d'Instituteurs, que l'on présentait alors à la fin de la classe de troisième.


-"Comme il est fort improbable qu'il pousse bien loin ses études, autant en faire un fonctionnaire !"


Ce ne fut pas pour cette fois-là : Pour être bien certain de ne pas entrer à l'École Normale, je rendis une copie blanche, au moment de l'épreuve qui m'était le plus favorable, celle de composition française ! ... Rien que pour contrarier des projets auxquels je n'avais pas été associé !

jeudi 7 août 2008

L'ABEILLE
















Pour aller voir les abeilles, tu mets des vêtements amples. Ainsi, elles ne pourront pas te piquer à travers le tissu. Tu mets des botte, des gants épais. Sur ta tête, tu mets un canotier comme en portait Maurice Chevalier. De ses bords tombe un tulle de toile à moustiquaire, que tu fais bouffer un peu avant de le rentrer sous ton col. Équipé de cette façon, en principe, tu ne crains rien.


Je me souviens pourtant que mon père ... Il avait dû mal disposer son voile ... dut garder le lit pendant plusieurs jours. Il s'était fait piquer, avait fait une réaction allergique ... Son visage était gonflé, gonflé !


- " Ma tête ressemble à une tête de veau bouillie. Il n'y a plus qu'à me mettre du persil dans les narines !"


Pierre Perroteau, lui, ne se faisait jamais piquer. Il manipulait un petit soufflet, ( catalogue Manufrance !) une toile de jute s'y consumait lentement , rougeoyant, dégageant une fumée jaunâtre, âcre. Le "Gros Pierre", ( rien ne justifiait ce sobriquet, mais peut-être qu'il l'avait mérité un jour ?) Le "Gros Pierre dirigeait le jet de fumée vers l'entrée de la ruche. Il en soulevait le toit , enfumait les rayons de la hausse. Ils ôtait les cadres et les déposait dans une cantine militaire réservée à cet usage. Il la refermait. Les insectes semblaient engourdis et ceux qui revenaient des champs, les pattes chargées de pollen, se tenaient à distance. Examen de la ruche : Pas d'araignées rouges ( cela vous détruit toute une ruche, les araignées rouges ! ) Du propolis bien réparti ... On replaçait la hausse vide, on lui remettait son toit. On emportait la cantine et ses rayons de miel. On reviendrait plus tard pour replacer les cadres lorsqu'ils seraient vides.


L'extraction du miel avait lieu à Saint-Georges, chez le "Gros Pierre". Vaste maison bourgeoise, l'une des plus vastes du bourg. Le père de Pierre Perroteau avait été percepteur, je crois. Je me souviens d'une grande cuisine, d'une large cheminée devant laquelle il y avait un tourne-broche à mécanisme d'horlogerie ... Curieuse impression de fin d'époque et de fin de race ...


Le "Gros Pierre" ne s'était jamais marié. Il n'avait jamais travaillé non plus. Il avait vivoté au rythme des ventes de morceaux de terrains qui avaient constitué son patrimoine. La table, dans la cuisine, était en permanence encombrée de papiers gras et de reliefs de repas. Dans la pièce attenante, là où se trouvait l'extracteur à miel, le plafond à demi écroulé, victime des termites, laissait passer les pieds d'un lit de fer forgé. Il y avait une accumulation d'articles de pêche et de meubles déglingués. De l'autre côté, il y avait une grande salle à manger qui n'était plus utilisée depuis longtemps ... Longue table, chaises droites. Il y avait un tapis de poussière sur les meubles. Aux murs étaient accrochés des cadres aux vitres bombées, ne contenant plus que des petits tas de plumes là où il y avait eu des oiseaux naturalisés. . J'ai connu la mère de Pierre Perroteau, elle était Créole. Énigmatique personne, faisant un peu le ménage de son fils, passant les après-midi au soleil, assise devant sa porte, dans un fauteuil de bois au dossier paillé. Le teint de Pierre Perroteau, terreux et gris avait conservé quelque chose de ses origines mêlées. La famille avait fait fortune aux Antilles autrefois ... Une fortune dont il ne restait rien. Mais j'ai vu le "Gros Pierre" surveiller les foins et les battages dans des fermes qui ne lui appartenaient plus.


Il fréquentait mon oncle Marc Mérignant ( le frère aîné de ma grand'mère paternelle ), Celui-ci était un ancien Administrateur-en-Chef des Colonies. Il avait exercé ses fonctions à Madagascar. Il était lui-aussi célibataire. Chaque soir, Pierre Perroteau venait faire "la partie" chez mon oncle, avec "Compagnon( ... Vous n'avez pas connu "Compagnon" ? Petite taille et forte moustache, chemise blanche et pantalon de grosse toile, fumant une éternelle pipe. Il habitait la maison vosiine de celle de mon oncle. Il avait été "Compagnon du Tour de France". Cela m'émerveillait. J'ai toujours pensé, mais je n'en ai aucune preuve, qu'il avait été tailleur de pierre... Un Commandant en retraite faisait le quatrième. Il avait été l'un des derniers grands Cap-Horniers et un albatros aux ailes déployées plane sur sa tombe.


Pierre Perroteau portait habituellement un faux-col, assez marqué par la crasse. Il arborait une large lavallière et un large chapeau. Sa veste sombre luisait par endroits ... Ayant déposé la cantine de fer à côté de la centrifugeuse, s'aidant d'un couteau à la lame souple, il désoperculait les rayons de miel, les plaçait dans la cuve. C'était moi qui tournais la manivelle de la centrifugeuse et je n'étais pas peu fier de cet acte de liturgie !


-" Régulièrement et pas trop vite ! "


Je ne suis pas un grand amateur de miel, mais ces jours-là ! ... Le parfum du miel d'acacia, coulant clair dans les bocaux ! On écrasait un morceau de rayon, le miel vous emplissait la bouche et la cire collait à vos dents ...




Comme nous passons toutes nos vacances d'été dans l'île d'Oléron, là où sont nos racines, je connais bien ce bourg de Saint-Georges, serré autour de son église. Quand on monte au clocher, sur la grosse cloche de bronze, on peut lire le nom de mon aïeul, qui en fut le parrain; À vrai dire, il n'y a pas de véritable clocher, à peine un campanile. L'église est en partie romane, elle date du XI eme et du XIII eme siècles. Elle s'enorgueillit du souvenir d'Aliénor d'Aquitaine. De la seigneurie il ne reste guère que des traces Grosses bâtisses et hauts murs, larges cheminées de pierre. Le bopurg compte trois ou quatre maisons bourgeoises portant toutes le nom de "château". L'une porte encore le nom de ma famille, ayant été édifiée par mon aïeul, le Médecin de Marine, à son retour du Japon.




Chez mon oncle Marc, je revois des portes à rideaux de bambou et de perles de verres. Ces portes donnent sur une cour gorgée de soleil. Je revois un papier tue-mouches, pendant au plafond du couloir. La chienne veille, au pied de l'abricotier, attendant patiemment que tombe un fruit bien mûr. Dans le grand buffet ciré, je sais qu'il y a des sucres d'orge et des berlingots que mon oncle ramène de ses cures à Vichy, avec les célèbres pastilles blanches mentholées, demi-sucrées, demi-salées. Il est parcimonieux dans ses distributions. Nattes de rabane malgache, quelques objets exotiques, dont un coquillage coupé en deux qui sert de cendrier. Dans l'atelier au fond de la cour : tout l'attirail de Bouvard et Pécuchet, outils à bois, rangés au tableau par tailles décroissantes, outils à métaux, perceuse, scies ... Et l'inévitable tour à bois mû par un moteur électrique à transmission par poulies et courroies apparentes.


-"Gratouillard ! Farfoullard ! Salopard ! Fous-moi le camp d'ici !"


Je venais de me faire surprendre au moment où j'empruntais sans autorisation une "clef à huit trous" pour réparer mon vélo Quant au premier des trois qualificatifs dont j'étais ainsi affublé, il était dû à l'urticaire dont l'été m'accablait immanquablement.


Derrière son atelier, au-milieu du grand chai, mon oncle fignolait un canoë à partir d'un flotteur d'hydravion : superbe travail ! Nous fîmes une fois l'essai de ce bateau, dans le canal, près du bourg. Ce fut un grand moment !


Un autre chai abritait deux voitures. L'une verte, l'autre grise. Toutes deux étaient des cabriolets. L'une, raffinée, était utilisée une fois par ans, por les départs à V ichy, l'autre servait pour les routes poussiéreuses de l'île d'Oléron qui ne connaissaient que peu l'asphalte. À dire vrai, l'oncle Marc était un peu pingre sans doute : Il économisait sur l'essence et tâchait plutôt de se faire véhiculer par les autres. J'eus rarement le bonheur de monter dans le spider, à l'arrière de "la verte". C'était grisant pourtant : on sentait le vent vous fouetter la figure.


Mon oncle Marc est mort le jour de mon baccalauréat. Selon son testament, il laissait "tout", "absolument tout" à mon père, Lucien ... Il fallut vingt cinq ans de procédure pour faire lâcher prise à sa fratrie qui contestait le testament ! Lorsque tout fut réglé, les deux voitures étaient pourries.
Sur un terrain boisé, il avait fait construire un pavillon. Les néfliers pullulaient. Il en avait greffé sur tous les pieds d'aubépine. Vous parliez de Bouvard et Pécuchet ? - Je n'ai jamais mangé une nèfle qui soit bonne ... Vous croyez que ça arrive à mûrir sans pourrir, ces fruits-là ?


... "Il faut les laisser sur les branches et laisser passer l'hiver avant de les cueillir" ... Va donc !

mardi 5 août 2008

"Gloire Immortelle de Nos Aïeux !"















Au lycée Lamoricière, j'avais commencé à étudier le latin ... avec autant de succès que daans mes études de solfège ! Du reste cette étude de langue morte me rappelait un peu l'étude de la musique telle qu'on la conduisait dans ce temps-là : "rosa, rosa ..."
J'eus tellement de succès que l'on me conseilla vite d'abandonner. Il faut dire aussi que l'haleine de mon professeur sentait plus souvent le vin que la rose ! Par contre, je continuai à étudier l'Anglais : J'aurais été bien incapable d'enfiler des mots dans le bon sens pour aller acheter une boîte d'allumettes à l'épicerie du coin ! Mais je connaissais des mots : On nous faisait apprendre des listes de mots ..;Ils se déposaient par couches dans ma mémoire latente. Je fus tout étonné de les voir ressurgir lorsque j'en eus vraiment besoin ... quarante ans plus tard ! Pour l'heure, il me souvient que j'étais censé traduire Peter Pan et The Tempest, de Shakespeare.


Arrivé en provence, c'est l'Italien que je fus obligé d'aborder comme deuxième langue, proximité de l'Italie oblige. J'aimais bien l'Italien, très musical, mais cet enseignement était encore une autre rupture pour moi car les Bons Frères vendéens m'avaient initié ... à L'Espagnol ! J'avais également aimé l'Espagnol et ses sonorités viriles. Plus tard, en un autre collège encore, je ne trouvai ni professeur d'italien, ni professeur d'Espagnol. On me proposa l'Allemand ... que je refusai : cela allait bien comme ça !


À la maison, nous dansions quand les filles du marquis venaient dîner. Après avoir mangé des brochettes sur la terrasse, nous repoussions les meubles contre les murs de la salle à manger et nous mettions en route le tourne-disques Teppaz. Je dansais très mal. Et je ne danse pas mieux maintenant. Mais j'étais ... Je peux bien le dire, j'étais amoureux. De qui ? -De toutes les filles du Marquis, toutes à la fois ! J'aimais, et jje prétends que l'amour préexiste à la rencontre de son objet. Pour l'instant, il était diffus. Il n'y avait pas vraiment d'objet, mais il était bien là.


Nous dansions le paso-doble, avec des allures espagnoles et la samba brésilienne. J'aimais ... L'aînée avait une lourde chevelure châtain, elle était coiffée de rouleaux qui lui faisaient une couronne, la seconde était blonde, la plus proche était la plus proche de nos âges. Le dimanche, ou bien pendant les périodes de vacances, nous faisions de longues balades à bicyclette.


-"T'en souviens-tu, nous escaladions le massif des maures, en file indienne ou bien par paires ?


L'époque était bizarre : la guerre était si proche encore et si lointaine tout à la fois ! Elle avait laissé ici si peu de traces ... Les vignes étaient bien alignées, bien soignées, les façades étaient passées à l'ocre, les trains roulaient, crachant la fumée et tirant ls chargement de bauxite. Le "soir du GRAND SOIR" n'en finissait pas d'approcher.


-" Mais De Gaulle a fait rentrer Thorez et il y a des Ministres Communistes !"


Qu'est-ce que c'était, en fait, qu'un "Communiste" ? - Il fallait les craindre.
Y avait-il eu ici des Résistants ?
Il y en aurait eu.




Le gendre du proviseur du lycée de Draguignan s'appelait François. -" Il en parle assez pour que nous le sachions", disait mon frère aîné qui fréquentait cet établissement.


-"Mon gendre François ", disait-il. Et le proviseur, lui, s'appelait Monsieur Gouze. Ses élèves le surnommaient "Lauk", bien sûr. Pourquoi "Lauk" ? Ce mot désigne l'oie en Provençal ... Pourquoi" l'oie" ? _ À cause de "goose", en Anglais !




Notre colonne de bicyclettes s'engageait dans des chemins invraisemblables, non goudronnés et caillouteux. On longeait des talus, on passait entre les oliviers et les pins. Nous finissions toujours par arriver dans un hameau. Ce n'était jamais le même, mais ils étaient tous déserts. Le foin se trouvait encore au râtelier des étables, il y avait de l'eau dans le puits et le seau pendait à la chaîne. La fontaine coulait. Le hameau comptait cinq ou six maisons vides aux portes et aux volets battants. Les murs étaient faits de la même pierre dont on avait construit les terrasses aux flancs des collines. Aux façades il y avait des roses épanouies, il y avait des fruits aux branches des amandiers et des figuiers. Les vignes étaient un peu devenues folles, mais il y avait des grappes sous les feuilles.


Souvent, dans ces hameaux intacts, j'ai trouvé à terre, brisée, une plaque de marbre. En la reconstituant à la manière d'un puzzle, on pouvait déchiffrer une inscription qui indiquait que là s'était installé un Chantier de Jeunesse.


-"Maréchal, nous voilà !" - Je connaissais celà. Je savais les blousons, les pantalons de golf, les badges et les bérets. Le mât du drapeau était encore en place. On pouvait imaginer toute une vie ... J'en verrai, tout au long de ma vie, des plaques brisées, de marbre ou de bronze ! J'en entendrai, des chants de gloire !


Dans les maisons de ces hameaux, les meubles avaient disparu, les fenêtres étaient ouvertes, qui donnaient sur des panoramas éblouissants de paix, de beauté et de lumière, toujours dans le chant des cigales ! Sont-elles encore debout, ces maisons ? Je les pense habitées par de blonds Hollandais et leurs enfants, par des familles anglaises, ou par des familles allemandes, aux jours d'été. L'eau des fontaines coule-t-elle claire encore ?


Nous cherchions des "moines" sous les pierres des murets de terrasses. Ce sont de petits escargots blancs ou rayés de noir. La Mère Fournier préparerait la "suçarelle" à l'épaisse sauce. Vous prenez une coquille entre deux doigts, vous sucez ...Tous les parfums des herbes de Provence !


Nous étendions une nappe sur le sol. Nous sortions le déjeuner. Après avoir bien ri et bien mangé, nous partions dans la garrigue pour grapiller. Nous rencontrions ici une grappe, ici un abricot, là une pêche. Nous rentrions tard le soir.






L'été, ma famille prenait le train et partait dans l'île d'Oléron, par Toulouse et Bordeaux. Debout dans le couloir du wagon ou bien allongé sur le plancher, dans un soufflet. L'air sentait le charbon. Au gré des courbes de la voie nous apercevions la locomotive. Nous recevions des escarbilles dans les yeux. Nous arrivions épuisés.


Nous rendions d'abord visite à ma grand'mère paternelle, à Rochefort. Notre maison était louée, mais elle occupait un petit appartement dans le fond de la cour, au premier étage. Elle vivait seule, cousant, tricotant, faisant du crochet, brodant des coussins.


-"Elle a de l'or au bout des doigts. Pourquoi n'a-t-elle jamais voulu travailler ?"


J'aimais bien ma grand'mère mais je ne la voyais que rarement. Lorsque nous allions la voir il semblait toujours qu'un malaise s'installait entre elle et mes parents. On parlait peu. On soupirait beaucoup. Ah ! les non-dits, dans les familles ! Pourtant elle m'écoutait, elle, elle me parlait lorsque nous en avions l'occasion. Mais il me semblait qu'en me parlant, elle se surveillait, comme si on avait pu la surprendre et lui faire des reproches. Ma grand'mère ne m'accablait pas, elle, sous les poids accumulés de mes "sottises" !


Oh ! Et puis quelles "sottises" ?


Javais laissé un jour tomber le seau au fond du puits ... J'avais raconté je-ne-sais-quoi, pour essayer de me faire valoir un peu ... En fait, ce que l'on ne me pardonnait pas, c'était mon manque d'intérêt pour les études. En cela, je n'étais pourtant pas le premier dans la famille, je crois. Quant aux sottises ... D'autres ont fait beaucoup mieux depuis !


Pendant un temps, mon grand-père maternel habita au fond de la même cour que ma grand'mère paternelle, avec sa compagne qui, dit-on, avait été sa bonne. Il y eut des prises de becs homériques entre le rez-de-chaussée et le premier étage. ! Le grand-père accusait la grand'mère de balayer intentionnellement les poils de son loulou de Poméranie par-dessus son balcon.


Ma grand'mère était veuve depuis l'âge de vingt ans. Elle avait vécu très peu de temps à Madagascar, où mon père était né. Elle était revenue de là-bas seule avec son bébé. Je crois que mes parents n'ont jamais admis qu'elle demeurât chez nous sa vie entière, sans travailler. Il y a toujours eu autour du personnage de mon grand-père paternel quelque chose qui tenait du mystère. Il était mort là-bas, à Majunga sans doute. Je comprenais qu'il n'avait guère réussi dans sa vie. Je savais qu'il avait été "Commis aux Écritures" dans l'Administration Coloniale, aux alentours de mille neuf cents ...


Un jour, je trouvai dans un tiroir une lettre dont l'enveloppe jaunie ne portait aucune mention de son auteur. J'y lisais : -"Pauvre Léon, lui qui aimait tellement son enfant" !






En fait, le grand homme de la famille, celui qui est à la fois l'aïeul et la référence, c'est mon arrière-grand-père paternel. Je possède une photo de lui, encadrée de bois doré, veste à boutons dorés, feuilles de chêne brodées d'or, assis sur u fauteuil, l'épée sur les genoux. Il a la tête nue mais son bicorne n'es pas loin. Il arbore de larges roufflaquettes ... Ludovic Savatier, Médecin-en-Chef de la Marine nationale. Il porte la médaille d'Officier de la Légion d'Honneur. Il a été l'un des tout-premiers européens à pénétrer au Japon, faisant partie aux environs de la moitié du dix neuvième siècle, d'un groupe de français installé là-bas pour y construire un arsenal. Il y resta plus de dix ans. C'est un botaniste célèbre.On raconte que, passant par la Chine, il se trouvait présent lors de la mise à sac du palais d'été. La soldatesque franco-anglaise pillait les bronzes et les porcelaines. Il sortit du palais, lui, avec une rose à la main ! L'histoire est belle, il faut la conserver; Elle est crédible puisque ses collections, son herbier, très important, est toujours exposé au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris. En fait, elle est fausse sans doute : les dates ne lui permettaient pas de se trouver en Chine à ce moment-là. Mais elle est si belle, cette histoire ! J'ai vu des universitaires japonais en Oléron, venus tout spécialement pour avoir accès aux archives familiales et visiter la maison de Ludovic Savatier. Cette maison a été vendue ..;


-" La grand'mère a tout dilapidé. Elle s'est faite escroquer par son notaire."


A dire le vrai, la grand'mère n'y a jamais été pour rien. J'ai retrouvé une reconnaissance de dettes : son mari avait emprunté une forte somme, avant son mariage et son départ pour Madagascar. La pauvre femme avait tout payé. Silence dans la famille.


-"Elle a tout vendu. Il y avait des porcelaines précieuses, des étoffes de soie" ! ... Et pourquoi pas des Bouddhas en or pendant qu'on y était ! !Il ne reste presque rien ... Il n'y eut jamais rien d'autre, disent certains , rien que le portrait d'une jeune Japonaise, jouant d'une sorte de guitare ronde à cordes multiples ... Et puis des mots, il reste des mots ... Qui ne furent pas toujours tendres !


L'istoire de la succession de Ludovic Savatier est beaucoup plus compliquée que cela, je ne l'apprendrai qu'aux alentours de mes cinquante ans et je me demande encore pourquoi on l'a faite si compliquée ...






Mon grand-père maternel, lui était un homme d'un autre genre. Quel personnage ! Il avait, disait-on, construit et dévoré plusieurs fortunes, de vraies fortunes ! Je sais qu'il avait été, à un certain moment de sa vie chef de rayon aux Grands Magasins du Bon marché. Il avait des attaches, je crois, dans les Vosges. Il avait aussi vécu à Auxerre. Périodiquement, et je n'ai jamais su pourquoi, il déshéritait ma mère, sa fille. Il avait possédé un authentique château, peut-être deux. Il avait été zouave en Algérie et y avait construit des routes. Son beau-frère, l'oncle Pierre, disait en parlant de lui :


-" Ton grand-père, quand il n'avait plus un sou, il frisait sa moustache, il mettait son habit, prenait son chapeau ... Il allait sur les Champs-Élysées ... Il revenait riche ! C'est fou, le succès qu'il pouvait avoir auprès des femmes ! "


Époque de grands sauriens : Sur une branche collatérale de mon arbre généalogique figurent José-Maria de Hérédia, Pierre Louys, Henri de Régnier et René Doumic ... Sait-on que, désargenté, Pierre Louys s'installa dans un hôtel de Biarritz pour y écrire un livre ... Ce livre, il ne l'écrivit pas ... Il déménagea à la cloche de bois faute de pouvoir payer sa pension et celle de sa femme ... qu'il laissait en gage ! C'était la Belle Époque ! C'était la grande Époque !
Mon grand père et l'oncle Pierre avaient tous deux débuté comme garçons de courses chez Hachette ! Les deux derniers avatars de cette vie méritent d'être racontés. Ils valent leur pesant de sous percés !




Mon grand-père, en mille neuf cent trente neuf, possédait une villa dans le Parc, à Royan. C'était un homme avisé : Il avait prévu la guerre. Il avait prévu ( allez donc savoir pourquoi ! ) la destruction de Royan. Il avait donc vendu sa villa, dénommée "Clair-Matin". Il avait placé ses meubles au garde-meubles. L'Histoire lui donna raison : À la fin de la guerre, Royan était détruit ... Mais la villa était encore debout ! Par contre, le garde-meubles, lui, n'était plus que décombres. En tout et pour tout, accompagné de mon père, mon grand-père n'en retira qu'une commode dont il fallut refaire la plaquage décollé par la pluie !


Après avoir habité chez nous, à Rochefort, il perdit sa compagne. Il alla l'enterrer à Auxerre, puis il revint et compulsa son carnet d'adresses. Il en parcourut toutes les pages, s'arrêta sur un nom ... C'est ainsi qu'il reprit femme pour la dernière ligne de sa vie. La fiancée était tout juste retraitée des Postes ... Il avait, lui, quatre vingt quatre ans !


-" Et vous savez, il fonctionne encore, le grand-père ! "


Il ne vécut pas jusqu'à cent ans, mais il s'en fallut de peu.

lundi 4 août 2008

LA GRENADE









La seule fois où je revins au château, à l'aube, quand je m'éveillai dans mon fossé au bord de la route, me redressant, je m'aperçus que je me trouvais au pied de la butte du moulin. Son nom m'échappe et j'enrage de ne pas pouvoir le retrouver. Il appartenait à Monsieur le Marquis. On y pressait les olives. Je ne saurais lui attribuer un âge : Il surgissait du fond des temps. Odeur des fruits écrasés par la meule verticale et qui tournait ... Parfum un peu acide. Fruits écrasés et réduits en pâte violette. Les ouvriers la tassaient dans des couffins en forme de couronnes qu'ils entassaient sur le pressoir. On entendait grincer la roue à aubes, dans le cours du ruisseau. Les axes en bois d'olivier sans âge tournaient, luisants, forts,indestructibles. L'huile vierge coulait. Mille parfums ! Nous étions sortis de la durée, sortis du temps ! Le moulin existe-t-il encore ? Le moulin tourne-t-il encore ?




Quarante cinq ans ont passé. Les feuilles des oliviers sont toujours argentées sur une face, vertes sur l'autre. Le vent les agite. La terre est rouge toujours. Passent les années, se transmettent les noms, perdurent les vignes et les arbres. Y a-t-il des perdrix encore, aux pentes du Thoronet ? Rappellent-elles leurs pouillards ? Le faucon-crécerelle décrit-il encore des cercles au-dessus des ravins et siffle-t-il encore ?




À droite, du collège, juste à le toucher, il y avait une fabrique de tomettes. L'argile rouge, malaxée,broyée, diluée, reposait dans de grands bassins. Elle y prenait consistance, se ressuyant au soleil. Qui dira la douceur de l'argile rouge quand la main se referme ? Comme il se doit, les tomettes étaient exagonales, cuites, lisses, mates, elles étaient empilées et rangées avant l'expédition. Splendeur de l'humble tomette, fruit du travail des hommes ! Terre devenue autre chose que de la terre, et cela, depuis la nuit des temps ! Les tomettes, les couffins de paille tressée dans lesquels on pressait les olives, les bassins, les oliviers millénaires ... hors du temps, comme les tours du château, comme les murs de la 'Grande Bastide" . Pourqoi faut-il qu'à présent, ces repères soient pour moi perdus ?




Dans le sud marocain coulait le Souss. Les paysans foulaient la glaise avec de la paille hachée, pour en faire des parpaings d'adobe, qui sécheraient au soleil. Pendant ce temps-là, des guerres se déroulaient quelque part. L'âne aux yeux crevés, pourtant, tournait toujours la noria, dans les jardins de Rabat. Les godets déversaient l'eau claire et qui chantait. Les cigognes craquetaient sur les remparts des vieilles villes, en renversant la tête.


En Algérie, je n'ai rien connu des passions du monde, que des instants d'ivresse et de folie : Les embrassades et les drapeaux, les foules, toutes couleurs confondues et toutes formes, célébrant dans les rues d'Oran la libération de Paris. J'avais débarqué à Toulon pour n'y voir que ferrailles tordues et prisonniers par colonnes entières, surgis d'où, allant où ? À Rochefort, j'avais vu rouler des files et des files de camions américains. Les graffiti, sur les murs de nos villes n'avaient pas tardé à réclamer le "Go Home" de nos libérateurs.


J'avais joué au football avec des prêtres vendéens. J'avais sonné du clairon à la tête des processions, de reposoir en reposoir. Dans le Var, j'avais appris à "changer de peau" aussi souvent que je changeais de territoire ...


Où et quelle logique ? Quelle unité dans tout celà ?
Hors du temps !


En Provence, on ne croisait pas de camions américains. Personne ne parlait de la guerre récente. Y avait-il eu, même, une guerre ici ? On semblait plutôt craindre des guerres intestines à venir. Il y avait des grèves partout.


-"Le Communisme cherche à s'étendre et à prendre le pouvoir". Nos officiers faisaient des plans à mi-voix. On reparlait du "Grand Soir".


-"Le soir du "Grand Soir, il faudra sauter dans les camions et gagner Saint-Raphaël. Ici, la base ne pourra pas résister."




J'avais déjà entendu des choses identiques lorsque nous étions à Agadir.


-"Si les Américains débarquent ici, il faudra sauter dans les camions. Les pleins doivent être faits en permanence. Nous essaierons de gagner Dakar par le désert ..."


Il y avait si peu d'armes, si peu de marins, autour de ce qui n'était qu'un vaste chantier de construction d'un aérodrome ! Les colonnes interminables de dromadaires transportaient les pierres dans des paniers, les pierres que l'on avait concassées à coups de marteaux ! Quand un dromadaire s'agenouillait pour qu'on décharge son fardeau, il allongeait son cou d'animal antédiluvien, renâclait, dressait la tête, poussait de cris étranges, montrait ses dents jaunes, et bavait ...Nous étions, là-aussi, complètement hors du temps !


L'Aumônier était venu chez nous, L'Abbé Souris ... C'était véritablement son nom. Il avait sorti ne bouteille de champagne ...


-" Nous ne savons pas ce qui peut nous arriver. Commandant, il faut baptiser votre fille ! Nous ne savons pas si nous parviendrons à gagner Dakar en cas de besoin !"




Et maintenant, si c'est le soir du "Grand Soir" ... Allons-nous fuir vers Saint-Raphaël ?

samedi 2 août 2008

LA BOULE










Lorsque j'étais en Algérie, en mille neuf cent quarante quatre, j'avais été pris en amitié, ou en pitié, par notre voisin, Monsieur Reder ... J'ai perdu de vue les Reder dans la débâcle de mille neuf cent soixante deux ... Mais le fils, Jean-Pierre, qui était mon condisciple au lycée Lamoricière, lorsque nous étions en classe de sixième, avait les cheveux si bruns, les yeux si bleus ! Son père était d'ascendance alsacienne, sa mère était une Andalouse. Monsieur Reder me menait au musée lorsqu'il n'y avait pas classe. Je me souviens qu'un jour, téléphonant à ma mère, il lui demanda si j'étais digne d'une sortie :


-" Pas de mensonge cette semaine ? On peut l'emmener ?


Je devais avoir douze ou treize ans à ce moment-là. Ce fut moi qui répondis au téléphone. Il me sembla que si je me présentais la conscience nette, on ne me croirait pas. J'inventai de toutes pièces un mensonge :


-"j'ai seulement volé une orange et je n'ai pas voulu me dénoncer;


Le chapardage n'avait jamais eu lieu, le mensonge non plus. Ainsi, j'étais plausible. La preuve : On me crut. J'allai au musée.


En Provence, je me souviens que mes parents me conduisirent chez un médecin dont on leur avait dit grand bien. Il passait pour très docte; Il était homéopathe et, deplus ... radiesthésiste ! Rond, court sur pattes, chauve mais barbu, portant bésicles surannés, inquiétant, mais affable.


-"Mais non, on ne te era pas de mal. Tu vas voir !"


Il faut dire qu'il y avait des antécédents : Chez le dentiste, contournant le siège à bascule, j'avais réussi à prendre la porte et à m'enfuir dans la rue ...


Il prit sa boule, suspendue à une ficelle. dans quel sens tournait la boule ? Quelle était l'amplitude de ses girations ? Il me tâtait de la main gauche, la droite tenant le fil ...


-"Et s'il perdait la boule ? "


Ses yeux ne me regardaient pas. Ils fixaient le pendule.


-"Ce n'est pas la peine de te déshabiller."


Il a tâté mon plexus, ma tête sous toutes les coutures, mon ventre, les genoux, les coudes ...


-"Alors, Docteur ?"


On me fit sortir. Je me serais pourtant cru assez vieux pour entendre ce qui se dirait. On me remit un petit flacon rempli de pillules minuscules, toutes blanches. Il me fallait emporter le flacon à la pension, prendre trois pillules avant chaque repas.


-"N'oublie surtout pas !"


Je les pris, et constatai que les pillules n'avaient pas de goût, à l'inverse de l'huile de foie de morue que j'avalais depuis un certain temps déjà.


-"Mais qu'est-ce qu'il a dit, le Docteur ?"


Je n'avais réussi à entendre que bien peu de choses, à travers la porte du cabinet.


-" Dans sa prime enfance, il a dû faire une encéphalite qui est retée inaperçue."


"Allons bon ... Une encéphalite ... Et qu'est-ce que c'est que ça ?"


Puisqu'on m'avait donné des pilules, c'était que mon cas n'était pas désespéré. Je n'y pensai plus. On ne renouvela pas le flacon de pilules: Je devais être guéri au moment où j'avalai les trois dernières ! Je refoulai tout cela dans mon subconscient et je parvins assez facilement à ne plus y penser. Mais cela faisait tout de même beaucoup) à refouler ...Docteur Freud, les pilules m'ont-elles guéri ?


Événements mal oblitérés ... Te souviens-tu ? C'était encore à Oran. Après la classe, j'étais allé couper des roseaux dans un ravin. Pour en faire quoi, il ne m'en souvient pas. Ils étaient fleuris et portaient des bougies brunes. Je pense que je voulais tout simplement en faire un bouquet pour l'offrir à ma mère, efin d'en garnir un vase ... Mon père utilisa les roseaux pour me donner les verges afin de punir mon retard !


Longtemps, j'ai eu l'impression d'une fatalité : Chaque fois que j'attendais un compliment, un baiser ... C'était juste à ce moment-là qu'on venait de découvrir quelque chose à me reprocher, quelque chose qui remontait à la veille, parfois!
Va donc ! Pourquoi le soleil, en se levant le matin n'effaçait-il pas le souvenir des événements de la veille ? Pourquoi le jour naissant n'était-il pas tout neuf ?


Quels mensonges d'ailleurs, quels petits chapardages pouvait-on me reprocher ? Je n'ai souvenir de rien qui méritât vraiment d'être retenu. Ah ! Si l'on avait su "gratter sous la peau" ! Ce coeur qui ne demandait qu'à se dilater ! Ce coeur qui ne demandait qu'à aimer !


Mon jeune frère, ma jeune soeur ? Trop jeunes encore. L'un avait cinq ans de moins que moi, l'autre était de dix ans ma cadette. Je n'avais donc d'autres ressources que de me créer "Mon Royaume à Moi".

mardi 29 juillet 2008

LA FIGUE









Souvenirs de fruits, sucrés comme les dattes, sucramers comme les coings, grumeleux comme figues de Barbarie, juteux comme grenades. Odeurs d’épices et de terres chaudes. Cailloux tranchants, eaux claires, vents tièdes et libres ... marcassins, gazelles, sarcelles ...


Et l’Atlas, ligne bleue ourlée de blanc, du côté de l’est.


Nous demeurons au sud d’Agadir. Nous y sommes, à cette époque les seuls Européens ou presque. Tous les matins, une voiture de la Base Aéronavale nous conduit à l’école de la ville : sept kilomètres à parcourir, voiture à carrosserie rectangulaire, noire, le coffre arrière fait saillie, la peinture reluit. Petits rideaux aux vitres, vases de cristal pour y mettre des fleurs. Délicieuse voiture ! Plus tard, le nombre d‘écoliers ayant augmenté, on nous mènera en autobus. l’allégresse y gagnera avec le nombre, se traduisant immanquablement par des chants, des cris, des rires.


-”Imaginez une nouvelle aventure de Pinocchio.”








Ivresse de l’écriture ! Je rivalise avec bonheur avec une fillette de mon âge pour obtenir les meilleures notes. Elle est blonde. Son père est, je crois, médecin. Ses cheveux sont tirés, tressés, roulés en coquilles sur les tempes. Elle a les yeux bleus. Nous avons onze ans. Je l’aime d’amour. Le jour de notre première communion solennelle, nous avons échangé des images pieuses, à placer entre les pages de nos missels tout neufs.
J’ai une autre raison de me souvenir de ma première communion. Je portais un costume sombre et un brassard en dentelles. L’Abbé Souris Prononçait l’homélie ... Pas celui de la “Jouvence”, celui qui était aumônier de la Marine, ancien brancardier pendant la Guerre de Quatorze, trois palmes à sa Croix de Guerre et quatre fois trépané !


-” Qu’est-ce que vous venez faire ici, les enfants ? ... vivre une belle cérémonie et puis après aller faire un bon repas ? _ Eh bien, la Première Communion, ce n’est pas ça !”


À la fin de l’année, mon amie obtint son diplôme de Certificat d’Études Primaires. je ne l’obtins pas : En dehors des compositions françaises, j’étais nul, absolument nul.








-”Ne vas pas la voir !”


Trente ans après ... “Ne vas pas la voir !” - Elle habite à quelques kilomètres de chez moi, sur la côte atlantique. Je n’y suis pas allé. Je ne l’ai jamais revue. C’est aussi bien ainsi, sans doute ... Je garde intact le souvenir de ses cheveux en coquilles et de ses yeux bleus.


-” Ne retourner jamais vers ses amours enfantines, ce sont de trop précieux souvenirs !”




Rentré en France, je subis les épreuves d’un examen nouvellement et opportunément créé. Je composai donc à nouveau :


_” Racontez un livre que vous avez aimé.”


Je racontai ... Les “Mémoires d’un Âne”, de la Comtesse de Ségur ( née Rostopchine ...) Cet examen me permit de rentrer en classe de sixième, à Rochefort-sur-mer, au lycée Pierre Loti, triste bâtisse de style jésuite, hauts murs et fenêtres haut-perchées. Morne passage en ces lieux. Le hall d’entrée, à colonnes de faux marbre, était revêtu de grandes plaques de marbre ( vrai, celui-là ) sur lesquelles s’alignaient les noms des anciens élèves “Morts pour la France”




Listes impressionnantes de Capitaines, de Lieutenants, de Généraux, de spahis, d’artilleurs et de marins avec, face à chaque nom suivi du prénom, une mention du lieu de la bataille qui avait été fatale. On longeait ensuite un long cloître au fond duquel se tapissaient le Surveillant-Général et le Censeur des Études. On parvenait alors au pied de l’escalier qui conduisait au bureau de Monsieur le Proviseur. Il m’arriva une fois de monter cet escalier : Je comparaissais devant le Conseil de Discipline _ Gens doctes et compassés, peu engageants et manquant d’aménité. Je m’étais battu, je crois - Je ne sais pas avec qui - Quand on est , comme je l’étais, fils d’officier, il n’était pas si facile d’exister, en cette période “rouge” d’après guerre. Le Tribunal a tranché : On ne me reprendra pas à la prochaine rentrée.


-” Et puis, vous savez, nous vous conseillons de le placer au plus vite en apprentissage chez un menuisier, ou mieux : chez un ostréiculteur. “


Tout était dit de l’estime en laquelle on me tenait et tout était dit du crédit que l’on accordait à mon avenir ! ... Après tout,peut-être bien que si j’étais devenu ostréiculteur ou menuisier, j’aurais été tout aussi heureux ! ... On ne refait pas le passé.










Pourtant; j’aimais lire, j’aimais raconter, j’aimais les poèmes ... Et j’aimais faire enrager mon frère, le “matheux” :


-” Et pourquoi ne pourrais je pas faire passer plusieurs droites parallèles par le même point ? - Un point n’a pas d’épaisseur, mais une droite non plus : Pas d’épaisseur plus pas d’épaisseur, cela fait toujours pas d’épaisseur !” Il se mettait en colère et me traitait d’imbécile. Ce qui ne me démontait pas. Lui, il avait l’esprit rationnel et scientifique. Il bricolait des postes à galène et installait des haut-parleurs sous le lit de la petite bonne, dans la chambre à côté. Il la faisait ainsi sursauter et hurler en pleine nuit. Moi, je m’intéressais plus à l’élevage des vers à soie, dans des boîtes à chaussures, sur la table de notre chambre.


C’était dit, je ne comprendrais jamais rien aux mathématiques et j’étais imperméable à toute logique. D’ailleurs, je ne savais même pas mes tables de multiplication ... C’est tout dire !


Après le lycée de Rochefort, j’allai donc en pension ... chez les Frères ! Je n’y restai qu’une année. J’y serais bien resté plus longtemps, mais je dus suivre ma famille vers une nouvelle affectation paternelle.








-”N’a pas l’esprit de Saint Gabriel”, écrivit le Très Cher Frère Directeur en marge de mon livret scolaire. Je n’ai jamais su ce que pouvait bien être ce fameux “Esprit de Saint Gabriel” et je ne comprendrai jamais sans doute en quoi il me faisait défaut, ce qui démontre bien que les annotations des livrets scolaires ne servent à rien, sauf parfois à blesser ceux qui en sont les victimes. J’ai pourtant souvenir d’avoir “saboté” comme les autres dans la cour de récréation (nous portions des galoches de bois en ces temps d’après-guerre ). J’aimais bien la chapelle, juste assez grande pour que nous en remplissions tous les bancs. Elle sentait le bois et la cire. J’avais un missel noir et volumineux, aussi gros qu’un Petit Larousse ! Je jetais un coup d’oeil oblique sur ce que faisait mon voisin lorsqu’il tournait les pages : Je n’ai jamais su me débrouiller tout seul pour cela et je n’ai jamais rien compris au Latin que l’on utilisait en ce temps-là pour les prières ! J’ouvrais la bouche comme les autres, et je la refermais comme les autres, pour faire croire que je chantais comme eux. On m’avait convaincu une fois pour toutes que je chantais faux, et d’ailleurs je n’ai jamais su aucun cantique. Les portées musicales qui remplissaient mes pages étaient sans signification aucune pour moi, ( Il en est toujours ainsi maintenant et je regrette vivement que personne ne soit parvenu à m’y intéresser ).










Le dimanche, nous assistions à la “Petite Messe”, puis à la “Grande Messe”, à la Bénédiction, et aux Vêpres. À l’autel, nous tournant le dos, un prêtre s’occupait à ses affaires, qui étaient bien étrangères aux miennes. Il marmonnait et chantait, alternativement mais toujours en Latin. J’avais mémorisé quelques bribes que je saurais encore restituer. Je somnolais parfois un peu pendant les homélies, mais je n’étais pas le seul. Quand mes condisciples se relevaient tous ensemble pour s’agenouiller ensuite, j’en faisais autant.


Parfois, dans la grande salle de conférences qui nous contenait tous, des prêtres missionnaires venaient nous parler de leurs travaux en Afrique. Je cotisais comme les autres à la “Ligue Maritime et Coloniale”, ( Je ne crois pas qu’elle s’était déjà rebaptisée “Ligue Maritime et d’Outre-Mer” ). En tout cas, beaucoup plus que mes camarades, je me sentais proche de la Marine et de l’Outre-Mer. J’y avais quelques références ...


Nous jouions au football dans la prairie, parfois. Je n’y excellais pas, mais je m’amusais bien. Un Frère relevait sa soutane et faisait fonction d’arbitre. Il n’en finissait pas de souffler dans son sifflet à roulette. Un beau jour de printemps, on organisa un concours de pêche à la ligne., au bord de la rivière.




Je ne pris pas le moindre gardon, mais j’avais été heureux parmi les roseaux. Et si c’était ça, le bonheur ?


Par contre, aux combats de lutte, j’étais imbattable. De la “prise de l’ours”, je m’étais fait une spécialité, misant, pour la réussir, sur ma taille et sur mon poids. Mais un seul concours de lutte fut organisé ... Dommage, cela m’avait permis “d’exister”. Chacun a bien besoin de se sentir “exister” en quelque domaine.


Deux ou trois fois par an on organisait un jeu collectif étrange, que je n’ai jamais retrouvé ailleurs et dont je ne connais pas les origines : Cela tenait de la thèque, et donc du base-ball, mais on jouait monté sur des échasses et en sabots de bois. Je n’y ai pas joué personnellement, étant relégué aux rangs des spectateurs. Sans doute eût-il fallu demeurer beaucoup plus longtemps à la Pension Saint-Gabriel pour avoir droit aux échasses et être intégré à une équipe. Les jeunes Vendéens n’étaient pas toujours très fraternels vis à vis des “étrangers”.


Il m’arrivait de me sentir malheureux. je me réfugiais alors à la lingerie. Là aussi, cela sentait bon le bois de chêne et la cire d’abeilles. Cela sentait aussi le drap repassé humide, et un peu la lessive encore.










Nos vêtements étaient pliés et empilés dans des casiers, chaque pile surmontée de la casquette galonnée, la veste bleu-marine suspendue à côté, que nous porterions pour les dimanches de sortie.




Je ne sortais pas. On ne venait me chercher qu’à la fin de chaque trimestre.


À Saint-Gabriel, on m’apprit un peu ... à jouer du clairon ! ... pour la fanfare qui précédait nos colonnes à travers les villages et les bourgs, de reposoir en reposoir ... Il y en a, des reposoirs, en Vendée !


Si j’ai gardé un souvenir ému du “Frère Linger”, c’est que c’était un brave homme. Il me faisait boire du tilleul, dans une grosse tasse en faïence, sur sa table à repasser .


J’aimais bien aussi le “Frère Cordonnier”. Il clouait des bandes de caoutchouc sous les semelles de nos galoches. J’aimais aussi le “Frère-Portier”. Vingt ans plus tard, alors que je passais par là pour revoir notre chapelle, je retrouvai, dans les mêmes fonctions, le “Frère-Portier”... et il se souvenait très bien de moi !














“L’ Académie de Saint-Gabriel”, une ou deux fois par an, organisait des “concours littéraires”. Les “Académiciens” siégeaient sur l’estrade de la salle de conférences, le jour de la proclamation des prix. J’obtins une mention, décernée pour “les contrastes de mon style”.


j’avais eu à présenter une composition sur la nativité. Il est vrai que je réussissais toujours assez bien mes compositions françaises, mais là se bornaient mes talents. Je n’ai même jamais rien su en grammaire ou en arithmétique. Peut-être mon esprit y était-il hermétique, ou bien avait-on tenté de me les enseigner de façon aussi adéquate qu’on l‘avait fait en éducation musicale ... Il me fallut longtemps pour ne pas paraître complètement stupide en ces matières, encore que je ne sois pas très certain d’y être parvenu !


J’obtins pourtant un premier prix ... en Histoire Religieuse ! Mais je suis encore beaucoup plus fier de la mention accordée par “l’Académie”.


Cependant, je n’avais pas “l’Esprit de Saint-Gabriel” ! C’était écrit ... Il est vrai que j’avais eu parfois des velléités d’arguties pour opposer la liberté de l’homme à la Toute-Puissance-de-Dieu .... Trop, et trop tôt de philosophie ?




***
Un beau jour, je me retrouvai en Provence. Il fut difficile, semble-t-il, de trouver un établissement scolaire dans lequel on voulut bien m’accueillir. Mon frère aîné fréquentait le lycée de Draguignan mais sans doute mes références étaient-elles insuffisantes pour que l’on m’en ouvrît les portes ... C’est dommage, j’y ai manqué la rencontre avec le beau-père de “François”. Il en était le proviseur.


-”Nous aurons tout tenté. Attendons encore un peu avant de le mettre en apprentissage ..;”


A titre d’essai, mes parents m’avaient tout de même envoyé passer les vacances chez un ostréiculteur du bassin de Marennes. J’avais beaucoup apprécié les expéditions en bateau dans les parcs à huîtres de la Seudre.


Me voilà à Lorgues, inscrit au “Collège Moderne et Technique”. L’adjectif “moderne” était rassurant : on ne me demanderait plus jamais d’étudier le latin ! La période qui commençait alors s’avéra très étrange, initiatrice, inoubliable. Je fus à la fois très heureux et très malheureux, et ces alternances ne sont-elles pas l’image de la vie ? Comment débuter le récit ? Quelle chronologie, quelle logique , J’eus des moments très forts, très sensuels, très créateurs. Ce fut un véritable, un authentique printemps ...










Dans un contexte inimaginable, incroyable. Je vécus à la fois les aventures du “Petit Chose” et celles du “Grand Meaulnes”. Je vécus des ivresses à la manière de “Manon des Sources”, des rêveries à la Giono, des emballements dignes de Fabrice del Dongo. je me trouvais dans le pays des “félibres”, je piègeais les grives, comme le petit Pagnol..


Lorgues est un gros bourg situé au-dessus de la cuvette des Arcs et de Vidauban. On y est dans la montagnette et près des pins. De là-haut, on dévale vers Le Cannet-des-Maures et le Luc où demeuraient mes parents, puis vers Saint-Raphaël ou vers Soliès. On n’est pas bien loin de Barjols où l’on fête “les Tripettes” chaque année, en dansant dans l’église. On n’est pas bien loin de Gonfaron ... Vous savez bien, la ville où la population, rangée en file indienne souffle dans le derrière de l’âne avec un chalumeau, pour le gonfler et le faire voler ! Et puis le dernier qui s’est présenté a retourné la paille pour ne pas porter à ses lèvres l’extrémité sucée par les autres ... Ah, l’hygiène, mon cher ! Fréjus est proche, et Sainte Maxime, Toulon ...










Lorgues s’organise de part et d’autres d’une avenue en pente. Cette avenue, comme il se doit, est bordée des deux côtés de grands platanes. Comme il se doit également, il y a une fontaine qui chantonne nuit et jour, et l’eau des fontaines était potable en ce temps-là. Comme il se doit, on boit le pastis et on joue aux boules. Vers midi, la petite ville est écrasée de soleil. Personne ne s’y montre, pas même aux alentours du bistrot dont le patron a fermé le rideau à demie. Il n’y a personne aux abords du petit garage où René Viéto et ses équipiers remisent leurs vélos. Tout en haut de l’avenue, derrière une grille, se dresse la bâtisse carrée du Collège “Moderne et Technique”.


_”C’était hier, n’est-ce pas ?” m’a dit la serveuse du bar ...


_” C’était hier !”